incertitude existentielle

S’engager dans la pratique de la thérapie existentielle phénoménologique implique d’embrasser le principe de l’incertitude. Cela se traduit par le maintien d’une attitude de « non savoir » (Epoché) et par l’acceptation du fait que nous ne pourrons jamais totalement comprendre l’autre et encore moins être sûr de ce qui est le mieux pour lui ou même pour nous-mêmes.

Adopter cette attitude est essentiel pour mener à bien notre travail de thérapeutes existentiels car c’est elle qui rend possible une exploration phénoménologique qui se rapproche le plus possible de l’expérience de l’autre, des significations qu’il attribue à celle-ci et des présupposés utilisés en cours de route. En somme, c’est grâce à cette démarche qu’il devient possible de questionner ce qui est tenu pour acquis, ce qui est « sédimenté » et qui coupe la personne du flux de changement qu’est la vie.

Evidemment, mettre en œuvre tout ce qui précède dans sa pratique de la thérapie existentielle phénoménologique n’est pas une tâche facile …

Lorsque j’ai commencé mon chemin dans le monde de la thérapie existentielle phénoménologique, je n’avais pas imaginé que le maintien du principe d’incertitude serait l’un des plus grands défis de ma pratique thérapeutique, une difficulté chaque jour renouvelée et que parfois, je vis comme étant insurmontable.

Je conçois la reconnaissance de l’incertitude dans le domaine de la thérapie comme un acte constant d’humilité qui est bien souvent difficile à maintenir car il me dépouille des certitudes et vérités qui m’offrent au quotidien la sensation que je suis capable d’expliquer le réel, de comprendre la vie, et me fournissent donc une expérience de sécurité. Je parle d’humilité car il s’agit in fine de reconnaître et d’accepter que malgré tout ce que j’étudie ou combien je me prépare, ce que je peux savoir ne sera jamais suffisant pour bien comprendre l’autre. Cela implique également d’identifier et d’abandonner toute tentative de sauver l’autre, ainsi que de renoncer à toute idée de contrôle sur la vie de mes thérapisants, sur le déroulement de la thérapie et sur ses résultats possibles.

Selon Yalom*, tolérer l’incertitude est une condition préalable à l’exercice de cette profession. La tentation de gagner en certitude en adoptant l’idéologie explicative d’une école de thérapie ou d’un système thérapeutique rigide peut bloquer la rencontre spontanée et incertaine qui est pourtant le cœur même de la thérapie

Pour tous les thérapeutes ou futurs thérapeutes qui, comme moi, estiment que dans leur vie quotidienne, ils ont parfois tendance à être dogmatiques, bornés, catégoriques, enracinés dans leurs idéaux et leurs valeurs … un combat acharné les attend. J’ai longtemps été valorisé par les autres comme étant une personne qui connaît et défend ses convictions et valeurs, qui est déterminé à faire avancer les choses vers ce qu’elle estime être juste, qui est clair sur ce qu’elle considère comme « bon » ou « nocif ». La thérapie existentielle m’a demandé tout le contraire, car elle suppose de remettre en question les idées qui me structuraient et tout ce que j’avais jusque là considéré comme étant vrai ou supposé étant « bon » ou « juste ».

Personne ne m’avait prévenu que l’acte d’humilité requis pour être un thérapeute existentiel engendrerait en moi des moments d’insécurité si profonds, ni qu’il me mettrait au contact d’un sentiment de vulnérabilité si aigu, ni que de maintenir cette posture représenterait chaque jour un nouveau défi.

En plusieurs occasions, je me suis demandé s’il ne serait pas plus facile d’adopter une position dans laquelle je pars de l’idée qu’il y a quelque chose que je peux faire pour l’autre, que j’ai des connaissances et des techniques à ma disposition pour y parvenir. Effectivement, quand je pratiquais les thérapies brèves, il y avait des protocoles et des étapes à suivre, des objectifs qui traçaient le chemin et c’était alors effectivement plus facile pour moi.

Alors, qu’est-ce qui me fait continuer à choisir l’approche existentielle phénoménologique pour ma pratique thérapeutique ?

Au fil du temps, j’ai compris l’intérêt d’offrir à l’autre une écoute phénoménologique et j’ai réalisé que c’est quelque chose que nous ne faisons pratiquement jamais pour autrui et que personne ne fait pour nous.
Dans la vie de tous les jours, lorsque nous exprimons quelque chose qui nous cause de la douleur ou un problème qui nous afflige, nous avons tendance à recevoir des conseils, des mots d’encouragement dans le but de nous motiver, de nous inciter à changer ou à affronter la situation d’une autre manière. Il sont légions dans nos échanges ces jugements, opinions et remèdes sur étagère : « tu n’aurais pas dû faire ça », « les choses arrivent pour une raison », « lâches prise », « tout ira bien », « ne regarde pas en arrière », « il faut lui dire ce que tu as sur le coeur » ou « la même chose m’est arrivée, tu devrais essayer de faire ça ». Bien entendu, il y a généralement une intention positive derrière tout cela : aider l’autre à se sentir mieux. Cependant, l’enfer est pavé de bonnes intentions : à bien y réfléchir , à chaque fois que nous tentons d’agir sur l’autre à l’aide de nos propres présupposés, nous nous éloignions de son son expérience sans réaliser dans le même temps qu’en réalité nous le laissons encore plus seul.

Qui se décentre suffisamment pour vraiment essayer de comprendre ma douleur ? Qui écoute mon angoisse patiemment au lieu de se dépêcher de me dire ce que je dois ou devrais faire ? Qui accompagne mes larmes sans tenter d’en interrompre le flot ? Qui accueille ma colère et essaie de se rapprocher de ce que je ressens sans me demander de me calmer ?

C’est précisément ce qu’un thérapeute existentiel peut offrir : une recherche constante de compréhension et d’approche de l’expérience de l’autre, qui nous fait nous sentir moins seuls ; un type d’accompagnement qui essaie d’accueillir la douleur et tout ce que l’expérience contient sans demander à l’autre de changer.

Tout cela, à mes yeux, est d’une valeur inestimable pour l’entreprise thérapeutique comme pour les relations humaines en général et vaut donc la peine de faire l’effort d’accepter la vulnérabilité dans laquelle me plonge l’incertitude de la rencontre de chaque instant.

Adapté de : Rebeca Espinosa (https://www.alpexistencial.com/post/incertidumbre)

*Irvin Yalom : Le Bourreau de l’Amour (Galaade, 2012)