Dans cette interview accordée à RCF Touraine, Nicolas Depetris, thérapeute existentiel et fondateur de l’Approche PEARL , aborde le sujet de « La peur de la liberté, une peur de vivre », thème central en thérapie existentielle.

Il développe les thèmes suivants :

  • Des libertés différentes dans les 4 dimensions de l’existence : physique, sociale, psychologique et éthique
  • L’existence de déterminismes
  • La liberté ne peut être conçue qu’en situation
  • La liberté en tant que choix de soi
  • La liberté en tant qu’angoisse et le repli dans le conformisme
  • Les 4 formes de courage existentiel
  • L’enjeu : vivre avec passion, être dans l’espérance et le lâcher prise, incarner une liberté qui veut plus de liberté

L’interview mentionne l’article suivant : Liberté & pandémie : ce que Sartre entendait par « être libre »

En raison d’une contrainte de temps, les thèmes suivants n’ont pas pu être développés :

Les névroses d’échappement de la liberté

Fromm a décrit 5 « caractères », qui sont 5 modes de rapports à la société :

• Le caractère réceptif, qui considère que c’est en se soumettant à des sources extérieures que l’on obtiendra satisfaction.

• Le caractère exploitant, qui considère que c’est en contrôlant des sources extérieures que l’on obtiendra satisfaction.

• Le caractère rigide, qui considère que c’est en contrôlant et en refusant de partager ses propres ressources que l’on obtiendra satisfaction.

• Le caractère marketing, qui considère qu’il est lui-même une ressource (un produit) qui peut être négociée, augmentée et vendue.

• Le caractère nécrophile, qui considère que seule la mort a de la valeur, et qu’elle doit être glorifiée.

Ces orientations improductives, qui fonctionnent à nouveau comme les mécanismes de défense de Freud, sont pour Fromm la substance dont la névrose est faite.

Fromm a soutenu qu’il est possible pour l’individu de transformer une orientation improductive en productive. Ainsi, le caractère « productif » représente l’intégration dans le monde qui nous entoure à l’aide des qualités humaines suivantes :

• La réceptivité peut laisser place à l’amitié (soumission devient participation)
• L’exploitation peut laisser place au leadership et à l’initiative (contrôle des autres devient enseignement)
• La rigidité peut laisser place à l’intégrité (égoïsme devient équité)
• Le marketing peut laisser place à l’indépendance (l’objet devient sujet)
• La nécrophilie peut laisser place à la responsabilité. (le nihilisme est remplacé par l’amour de la vie)

Comment savoir si on est en train de nier la liberté ?
L’idée selon laquelle nous passons ainsi une grande partie de notre vie à élaborer des stratégies pour nier ou échapper à l’angoisse de la liberté est caractéristique de la conception existentialiste. Une de ces stratégies est est la « mauvaise foi ».

Ce que Sartre nomme la « mauvaise foi » est un mécanisme visant à fuir sa liberté, c’est-à-dire non pas à la supprimer, mais à la masquer. C’est une façon de se mentir à soi-même pour le sujet qui cherche à nier justement ce statut (de sujet) qui le fait conscient et libre, donc responsable.

Le sujet se pense comme un simple objet du monde : soumis à des déterminismes multiples qui sont autant d’excuses, d’alibis pour notre manière de vivre. La mauvaise foi, c’est au fond l’inverse de la liberté assumée, c’est la réaffirmation des catégories qui, soi-disant, nous déterminent.

La mauvaise foi consiste en pratique à s’identifier à un rôle psychologique ou social, à une image empruntée au regard des autres, de telle sorte que ce rôle et cette image vont bientôt fonctionner comme une « essence » qui déterminerait nos attitudes.

Il existe, dans notre vie, une infinité de façons de céder à la mauvaise foi en nous identifiant à des rôles « bien connus » : le bon père de famille, le savant Cosinus toujours distrait, le militaire rigide, la femme enfant, la petite fille modèle, etc. Bref, tout nous est bon pour nier notre propre liberté et nous couler dans des « essences » toutes faites qu’il ne nous reste plus qu’à jouer comme des personnages de théâtre.

Il s’agit donc, à chaque fois, du déni de notre liberté de répondre de façon autonome à ce que nous rencontrons, et donc de notre responsabilité.

• Ce déni s’exprime aussi en phrases telles que : « Je n’y peux rien, je suis comme ça » ou « les circonstances ne me laissent aucun choix » ou « c’est mon inconscient ».

• Mais c’est aussi, et cela est rarement suffisamment souligné, la négation de notre facticité, des aspects « donnés » du monde dans lequel nous nous trouvons : la pensée magique ou la quête de choix non disponibles en sont de bons exemples.

La personne de mauvaise foi se réfugie par exemple derrière l’idée de destin pour se raconter une histoire selon laquelle ce n’est pas elle qui a choisi sa vie, mais qu’elle n’a fait que la subir, qu’elle « ne pouvait pas faire autrement », qu’elle « n’a pas eu le choix ». Cela se traduit dans des formules comme « c’est la vie ! », « c’est comme ça ! » etc…

Parmi les exemples de mauvaise foi, on retrouvera :

• L’adoption d’un système de croyances fataliste : « ce qui doit arriver arrivera »
• La conformité à la majorité, à une autorité, ou la recherche de fusion. C’est le recours bien connu au « On doit » ou « il faut » du Das man
• L’adoption de la position de la victime : « je ne peux rien y faire »
• Ne pas s’engager : laisser toutes les options ouvertes en essayant de tout sélectionner en même temps
• Avoir une posture cynique, sarcastique, apathique ou ne pas prendre la vie au sérieux : on retrouve les attitudes nihilistes décrites par Frankl, avec un raisonnement du type « peu importe ce que je choisis, rien n’a vraiment de sens de toutes façons ».
• Déléguer nos choix à d’autres : « ma femme, elle, sait ce qui est bon pour moi »
• Procrastiner : remettre les décisions à plus tard le plus longtemps possible
• Agir sous le coup d’impulsions : déléguer les choix à des forces dites « inconscientes » afin de ne pas avoir à y penser et donc à en assumer l’anxiété et la responsabilité
• Ne pas dire aux autres ce que nous voulons
• Agir de manière rigide, obsessionnelle ou compulsive : « je veux » deviens « je dois » ;
• Rébellion : faire l’opposé de ce que la majorité des autres font, « par principe ».

En somme, je tombe dans la mauvaise foi, et donc je suis inauthentique, dès que j’adopte l’une ou l’autre des deux positions mensongères possibles sur la réalité :
• prétendre être libre dans un monde sans faits ;
• prétendre être un fait dans un monde sans liberté.

La première forme de mensonge à soi-même relève donc de l’attitude maniaque où « il n’y a rien que je ne puisse pas faire », la seconde de l’attitude dépressive où « il n’y a rien que je puisse faire ». Les deux formes de mauvaise foi relèvent d’une illusion sur la condition humaine, insistant respectivement sur le fait qu’il s’agit uniquement d’une transcendance ou uniquement d’une facticité alors qu’en réalité, elle est un mélange ambigu ce qui est déroutant pour la plupart d’entre-nous.

Le coeur du problème
Tout ça pour dire que la liberté, doux mot s’il en est, n’est pas forcément ce après quoi nous courrons :

• Etre libre c’est être singulier et donc potentiellement seul et en conflit ou en compétition avec le reste du monde

• Assumer sa liberté implique automatiquement d’assumer sa responsabilité et donc potentiellement de la culpabilité

• Ne pas assumer sa liberté c’est risquer de ne pas être une personne, mais un numéro dans une série, un automate sans visage

• Ne pas assumer sa liberté c’est aussi prendre le risque de se savoir « en deça » de son potentiel et donc se trahir soi-même (problème d’estime/culpabilité existentielle)

Et tout ça, ça varie aussi en fonction du contexte qui nous oppose une plus ou moins grande résistance et nous offres plus ou moins de possibilités !

On comprend bien dès lors que les humains entretiennent un rapport paradoxal avec la liberté, qui est à la fois désirée et crainte.

Mais exister c’est toujours être en tension vers « plus » de soi, c’est créer un soi à chaque instant, ce qui est très anxiogène et nécessite donc du courage.

En somme, fuir ou nier l’anxiété équivaut à fuir ou nier la liberté et donc l’existence elle-même.

Dit autrement, on peut poser que ce qui pousse les gens en thérapie, c’est l’inauthenticité.

L’invitation : vivre chaque instant avec liberté et responsabilité.
Si la liberté permet de dépasser les problèmes personnels, l’exercice de la liberté peut aussi devenir une source d’anxiété. En l’absence de valeurs traditionnelles en tant que guides cohérents, les individus sont jetés seuls dans l’existence pour prendre les bonnes décisions.

« Le courage est la capacité de répondre à l’anxiété qui surgit à mesure que l’on atteint la liberté. C’est la volonté de se différencier, de passer des domaines protecteurs de la dépendance parentale à de nouveaux niveaux de liberté et d’intégration ».

Autrement dit, le courage est la meilleure expression de l’authenticité, et est au cœur même du processus créatif, qui implique toujours des rencontres existentielles avec l’anxiété et la peur. Les individus authentiques sont libres de créer, car ils ont le courage d’affronter et d’accepter leurs doutes et leurs angoisses.

Ceci nous renseigne sur l’introduction par Kierkegaard d’une conception très particulière de la liberté qui aura un impact majeur sur les existentialistes du XXième siècle : la liberté n’est pas la possibilité de choisir, car s’il ne s’agissait que d’une potentialité, je pourrais ne pas choisir. La liberté n’existe que dans le choix et au moment du choix ; et ce que j’ai à choisir, c’est à chaque fois moi-même, ce que je deviens.

Je dois me vouloir intensément : l’important c’est le  » comment  » du choix, de l’énergie, du sérieux et de la passion avec lesquels on choisit.

Chaque choix me définissant, il m’engage. L’important, donc ce n’est pas tant l’objet du choix que la manière de choisir, c’est à dire le niveau de conscience que je pose sur mon acte. Autrement dit, il est essentiel de vouloir pleinement ce que l’on choisit car chaque choix oriente notre existence en élisant un chemin et en éliminant les autres à jamais.

Pourvu que je veuille passionnément, que je m’enfonce dans le choix de tout mon être et m’y accule pour ainsi dire sans esprit de retour, je choisirai juste et serai conduit pas à pas vers mon être véritable.